Florent Youzan, expert en innovation depuis plus de 20 ans, conçoit et déploie des stratégies d’innovation sur-mesure pour les entreprises et les écosystèmes africains. Ancien directeur de l’innovation du groupe AXIAN et également du Lab Innovation Afrique du Groupe Société Générale, il défend une vision inclusive, durable, ouverte et endogène de la transformation digitale. Dans cet entretien exclusif, il partage son point de vue sur la stratégie d’innovation en entreprise avec une conviction : l’innovation est un levier collectif, au service du progrès social et économique. À travers ses expériences concrètes (Société Générale, AXIAN, OIF, tiers-lieu « OVillage »), ses choix d’outils et sa philosophie de terrain, 10 leviers structurants émergent — autant de repères actionnables pour les entreprises qui souhaitent faire de l’innovation un moteur de transformation durable.
1. La communauté avant le processus
« Nous ne commençons jamais par créer un process ou un espace, Nous commençons toujours par créer une communauté. »
Chez AXIAN, Florent et son équipe ont constitué plusieurs communautés internes : une communauté de référents innovation, une communauté de développeurs, mais aussi une communauté « feedback client », chargée de faire remonter les irritants métiers.
Lors de son expérience à la Société Générale, le Lab Innovation qu’il dirigeait a mené plusieurs consultations auprès de 11 500 collaborateurs pour faire émerger des “communautés de talents, de pratiques, de savoirs et de référents innovation » en observant ceux qui posent les bonnes questions, qui apportent de l’énergie créative, qui osent challenger les évidence et qui créent des ponts.
🎯 Leçon à en tirer : Les processus seuls ne créent pas d’innovation. Les outils ne suffisent pas. C’est la dynamique humaine – la confiance, l’envie, l’énergie collective – qui rend possible une démarche pérenne.
🧠 À tester dans votre organisation :
- Lancez un appel ouvert à « ceux qui veulent contribuer » avant de structurer un plan d’innovation.
- Observez qui partage, qui questionne, qui relie… et faites-en des ambassadeurs naturels.

2. L’écoute active comme point de départ
« Il faut aller écouter sur le terrain avant de penser à innover. Le besoin, on ne le devine pas, on l’entend. »
Lorsque que le Groupe Société Générale décide d’étudier le Parcours de vie du secteur informel en Afrique à travers sont Lab Innovation, Florent, son équipe et leurs partenaires déploient une démarche d’écoute terrain dans 6 pays pour comprendre pourquoi 85 % des Africains restent en dehors du système bancaire classique et adoptent une autre manière de consommer la banque.
Cette démarche donne naissance à des services comme :
- la comptabilité simplifiée et l’éducation financière adaptées aux revenus irréguliers
- l’organisation des flux d’informations entre les fabricants de produits de grande consommation, les distributeurs et les clients finaux
- la caisse enregistreuse intelligente qui aide les commerçants à surveiller leurs activités commerciales
- la microfinance adaptée aux revenus irréguliers,
- la « mésofinance », conçue pour les circuits informels,
- et même une approche mobile low-tech dans des contextes à faible connectivité.
🎯 Leçon à en tirer : Ne partez pas des solutions. Les meilleures idées viennent souvent d’irritants discrets ou de besoins mal exprimés. L’écoute directe du terrain peut révéler des zones d’innovation inexplorées.
🧠 À tester dans votre organisation :
- Cartographiez les « zones invisibles » de votre organisation (populations exclues, irritants cachés, retours ignorés)
- Organisez une session « écoute terrain » sans filtre hiérarchique. Ce qui vous semblera anecdotique peut ouvrir un gisement d’innovation.

3. L’expérimentation rapide comme culture
Chez AXIAN, l’équipe innovation sous le leadership de Florent a conçu un concours d’innovation interne, avec une règle simple :
« Identifiez un problème, proposez une solution et testez-la vite, sans chercher à la perfectionner. »
Durant les trois premières éditions, les projets étaient exclusivement internes, avec une logique de prototypage rapide et d’itération. L’objectif n’était pas de réussir du premier coup, mais d’apprendre vite et à moindre coût, car lorsqu’on se donne l’autorisation d’échouer, nous devons échouer vite et à moindre coût.
Florent parle ici d’un changement culturel dans l’organisation, où l’erreur n’est plus un échec, mais un apprentissage.
🎯 Leçon à en tirer : Le prototype n’est pas un objectif, c’est un moyen d’apprentissage. En adoptant une culture de test rapide, vous limitez le risque, tout en accélérant la courbe de progrès.
🧠 À tester dans votre organisation :
- Créez un « laboratoire d’expériences rapides » où l’échec est documenté et valorisé
- Organisez une “semaine crash-test” : proposez à vos équipes de travailler sur une idée en 5 jours max, avec comme seule obligation de présenter ce qu’elles ont appris — pas ce qu’elles ont réussi.
4. L’open innovation comme levier d’accélération
À partir de la quatrième édition du concours, celui-ci devient hybride : des partenaires externes sont invités à répondre à des problématiques métier proposées par les entités du groupe AXIAN. L’objectif est d’explorer d’autres manières de penser les problèmes, apporter des idées neuves et accélérer le prototypage et la mise en œuvre grâce à des partenaires plus agiles.
🎯 Leçon à en tirer : Vous pouvez mobiliser des partenaires extérieurs pour accélérer certaines étapes : tests, développements techniques, mise en pilote. Cela permet de gagner du temps, d’éviter de saturer vos équipes internes et de créer des passerelles utiles.
🧠 À tester dans votre organisation :
- Créez une bibliothèque vivante de partenaires potentiels classés par type de besoin : UX, dev, impact social, logistique, etc.
- Organisez une “session miroir” trimestrielle : invitez un partenaire externe à venir challenger une idée en cours de développement dans l’entreprise. L’objectif n’est pas de juger, mais d’apporter un regard extérieur, frais et constructif, à un moment clé du processus.
[Lire aussi – L’open innovation : meilleure solution pour résoudre des problèmes ?]
5. Un outil au service de l’intelligence collective
« Ce n’est pas un réseau social d’entreprise. C’est une plateforme contributive, où chaque idée peut devenir un projet. »
Florent a toujours utilisé une plateforme numérique collaborative pour orchestrer la participation : idées, débats, votes, budgets, suivi des décisions, suivi des projets, tests, monitoring et évaluation. La plateforme permet d’organiser des dynamiques continues de contribution.
🎯 Leçon à en tirer : Un bon outil ne remplace pas une culture mais il la renforce considérablement.
🧠 À tester dans votre organisation :
- Munissez-vous d’une véritable solution collaborative permettant à vos parties prenantes de devenir acteurs de votre stratégie.
- Faites de votre solution l’outil central de votre stratégie d’innovation en entreprise, là où toutes les contributions sont centralisées.

6. Industrialiser les réussites pour éviter la perte
Pour éviter que des initiatives intéressantes restent des « POC oubliés », Florent et son équipe proposent un « kit d’industrialisation » des innovations. Ce document permet :
- D’évaluer une innovation testée,
- De décider objectivement si elle doit être dupliquée (go / no-go),
- De partager les ressources et apprentissages à d’autres entités.
Inspiré de l’univers du logiciel libre, les ressources validées deviennent “communes”, utilisables par tout le groupe.
🎯 Leçon à en tirer : Une innovation réussie qui ne se déploie pas est une perte sèche. Il faut anticiper sa reproductibilité dès la phase pilote : conditions, limites, mode d’emploi.
🧠 À tester dans votre organisation :
- Dès le prototypage, assurez-vous qu’un « template » est respecté : étapes, erreurs, coûts, prérequis, etc.
- Formalisez un « document de duplication » simple à lire pour une autre équipe ou site.
7- Concevoir des cadres, pas des carcans
Florent Youzan ne fournit pas de méthodologie « clé en main ». Il conçoit plutôt des cadres d’action souples, qui peuvent être adaptés localement, selon les contextes, les profils et les ressources. C’est notamment le cas avec le concours d’innovation où chaque entité du groupe AXIAN étaient libres de s’approprier les règles avec une édition locale, tout en garantissant une cohérence globale.
🎯 Leçon à en tirer : L’innovation a besoin de repères… mais aussi de marge de manœuvre. Trop de cadre étouffe, pas assez de cadre égare. Trouver le bon équilibre, c’est offrir une structure suffisamment claire pour rassurer, et suffisamment souple pour permettre l’initiative.
🧠 À tester dans votre organisation :
- Définissez un cadre commun minimal pour vos démarches d’innovation (ex : 3 étapes obligatoires, 2 critères de sélection, 1 support à disposition), puis laissez chaque équipe libre de l’interpréter localement.
- Au lieu de livrer une méthode figée, proposez un kit modulable (canvas, formats de pitch, exemples de prototypes) que chacun peut adapter selon ses contraintes.
8. Innover avec frugalité, sans dépendre des grands moyens
En 2012, Florent co-fonde le tiers-lieu « OVillage » où se co-créent des projets d’innovation sociale, basés sur l’open source. Quatre règles régissent le logiciel libre :
- liberté d’utilisation
- liberté de copier donc de dupliquer
- liberté de modification pour l’adapter aux besoins (accès au code source)
- liberté d’étude du fonctionnement
- liberté de modifier, de partager les modifications afin de contribuer aux améliorations en cours
Cela favorise compréhension, créativité, et autonomie, surtout dans des contextes où les ressources sont limitées.
🎯 Leçon à en tirer : Adoptez une approche frugale et ouverte en encourageant la collaboration, la transparence et l’adaptabilité au sein de vos équipes et avec vos parties prenantes.
🧠 À tester dans votre organisation :
- Créer des espaces d’échange pour faire remonter idées et améliorations de manière simple et rapide.
- Valoriser les solutions légères, modulaires et faciles à adapter plutôt que de toujours chercher des systèmes complexes et coûteux.

9. Démocratiser le rôle d’innovateur
« Il ne faut pas que l’innovation soit réservée à ceux qui ont des titres ou de l’ancienneté. L’innovation doit être accessible, et guidée. »
En fournissant des outils simples, des kits méthodologiques, ou encore en organisant des webinaires et ateliers d’acculturation, Florent vise à rendre chaque collaborateur acteur de l’innovation.
Cette approche dé-hiérarchise la capacité d’innovation : on ne “désigne” plus les innovateurs, on les révèle..
🎯 Leçon à en tirer : Si seuls les experts innovent, l’organisation se prive de la moitié des bonnes idées. L’inclusion est un moteur de transformation silencieux mais puissant.
🧠 À tester dans votre organisation :
- Ouvrez un espace d’idéation ouvert à tous. Chacun peut contribuer librement toute l’année ou lors de temps forts.
- Valorisez publiquement les contributeurs d’idées retenues mais aussi celles qui ne le sont pas.
10- Assurer un suivi et un accompagnement post-innovation pour maximiser l’impact
Florent Youzan insiste sur le fait que l’innovation ne s’arrête pas à la fin d’un hackathon ou d’un concours. Il est crucial d’accompagner les projets au-delà de leur phase initiale — qu’il s’agisse d’un prototype ou d’une idée — pour faciliter leur passage à l’échelle et leur intégration dans l’entreprise.
Cela implique de clarifier le rôle des différents acteurs, d’organiser un accompagnement adapté et de négocier les conditions de collaboration, afin que les porteurs de projet se sentent valorisés et que l’entreprise puisse déployer efficacement l’innovation.
🎯 Leçon à en tirer : L’innovation continue demande un engagement dans la durée, avec des processus clairs et un soutien concret pour transformer les idées en solutions opérationnelles.
🧠 À tester dans votre organisation :
- Mettre en place un dispositif de suivi post-projet avec des points réguliers et des ressources dédiées.
- Créer un cadre contractuel souple pour faciliter les collaborations entre porteurs d’idées internes et partenaires externes.
Conclusion : un modèle à s’approprier, pas à copier
Ce que nous enseigne Florent Youzan, ce n’est pas une méthode à appliquer, mais un état d’esprit à cultiver. Dans chacun des exemples partagés, on retrouve la même logique : faire avec ce qu’on a, avancer même sans validation immédiate, créer des espaces d’action plutôt que des cadres rigides, et surtout, remettre l’humain et le collectif au centre du jeu.
Si vous vous posez des questions sur comment appliquer ces principes dans votre organisation ou si vous souhaitez partager vos propres expériences, échangeons-en ensemble.